Tu crois que c’est vrai ? Diversité des régimes d’énonciation face aux fake news et mécanismes d’autorégulation conversationnelle
Manon Berriche
Cette thèse vise à expliquer deux paradoxes : (1) pourquoi la majorité des enquêtes empiriques montre que les fake news ne représentent qu’une petite proportion du total d’informations consultées et partagées par les utilisateurs des réseaux sociaux alors que ces derniers ne sont ni soumis à un contrôle éditorial, ni à des règles de déontologie journalistique ? (2) Comment comprendre la montée de la polarisation politique alors que les utilisateurs ne semblent pas si réceptifs aux fake news ? Pour répondre à ces questions, deux enquêtes ont été conduites sur Twitter et Facebook. Chacune articule des analyses quantitatives de traces numériques à des observations en ligne et des entretiens. Ce dispositif méthodologique hybride a permis de ne pas réduire les utilisateurs étudiés au fait d’avoir réagi à une fake news sur un réseau social particulier et d’examiner la variété de leurs pratiques au sein de différentes situations d’interactions (en ligne comme hors ligne), tout en identifiant certaines de leurs caractéristiques socio-démographiques. La première étude a permis d’identifier l’ensemble des utilisateurs ayant partagé au moins un contenu classé comme une fake news par des fact-checkers sur la Twittosphère française. En mobilisant un corpus de contenus signalés comme des fake news par des utilisateurs de Facebook, la seconde étude a permis de dépasser la seule question de la factualité et d’étudier les réactions des utilisateurs à des énoncés dont la qualité épistémique est incertaine. Trois résultats principaux ressortent de la thèse. Premièrement, le partage de fake news est loin d’affecter de façon égale et indifférenciée l’ensemble des utilisateurs des réseaux sociaux, mais n’est en réalité observable que pour un groupe restreint d’internautes dont la particularité n’est pas d’être moins éduqués ou moins dotés en compétences cognitives que les autres, mais d’être davantage politisés et critiques à l’égard des institutions. Bien que minoritaires, ces utilisateurs sont cependant susceptibles de faciliter la mise à l’agenda des opinions défendues par leur camp politique dans le débat public en raison de leur hyperactivité en ligne et des très nombreuses informations d’actualité qu’ils partagent. Deuxièmement, les utilisateurs des réseaux sociaux exposés à des fake news sont en mesure de déployer des formes de distance critique de façon plus ou moins importante selon leur position dans l’espace social et les normes d’interactions des situations dans lesquelles ils se trouvent, soit en faisant preuve de prudence énonciative, soit en exprimant des points d’arrêt, c’est-à-dire en intervenant dans le flux d’une conversation pour formuler des désaccords ou des corrections. Troisièmement, ces formes de distance critique permettent rarement l’émergence de véritables débats délibératifs, pas plus que l’expression d’un pluralisme agonistique, mais donnent plutôt lieu à des dialogues de sourds entre une minorité d’utilisateurs particulièrement actifs en ligne. Ces conclusions invitent les futures études académiques, ainsi que le débat public, à se décentrer de la seule question des fake news afin de ne pas négliger d’autres troubles de l’information et de la communication comme la manipulation de l’agenda politique ou la brutalisation du débat public par une minorité d’utilisateurs et les mécanismes de spirale du silence qui en découlent.