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Benjamin Tainturier, comprendre le rôle des espaces numériques dans la normalisation de la droite radicale

Tout juste docteur, il revient ici sur son travail de recherche et sur son expérience au médialab.

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Après six ans de recherche au médialab, Benjamin Tainturier a soutenu sa thèse le 10 octobre 2025. Intitulée « L’étiquette “extrême droite” comme stigmate : confronter la performativité de la parole médiatique et la diffusion des idées politiques », cette recherche a été réalisée sous la direction de Dominique Cardon et Caterina Froio.

Peux-tu te présenter et expliquer quel a été ton parcours avant ta thèse ?

Je suis sociologue et j'ai commencé en 2019 ma thèse sur les stratégies numériques de la droite radicale. Avant cela, j'ai un parcours double. J'ai fait un master SQD (Sociologie quantitative et démographie) à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan, et je suis aussi diplômé d’une école de commerce, l'ESSEC, où j’ai fait la chaire Média. Après ce double parcours, je me suis finalement orienté vers le monde de la recherche. J’ai fait mon doctorat au médialab où j'ai travaillé entre la sociologie des médias, la sociologie numérique et la sociologie politique.

Lors de mon master, j'avais travaillé sur le mouvement politique en ligne des libertariens français. Avec cette thèse, j'ai voulu prolonger l'étude d'un mouvement numérique en travaillant sur l'extrême droite et en mettant à profit les méthodes du médialab, où j’ai trouvé plein de savoir-faire.

Quel était ton sujet de thèse ?

L'objet de ma thèse a été de comprendre le rôle des espaces numériques dans la normalisation de la droite radicale, c'est-à-dire le fait que ces partis politiques sont considérés aujourd’hui comme des partis comme les autres. J'ai donc essayé de comprendre la contribution des espaces numériques dans ce phénomène et de saisir la manière dont tout un tas d'acteurs périphériques, qui ne sont pas statutairement liés avec le Rassemblement National, en normalisent les idées et les font circuler sur les réseaux sociaux. Ce sont des acteurs qui peuvent être très différents : des militants liés à des mouvements politiques ; des journalistes qui n'ont rien à voir, a priori, avec la droite radicale ; ou encore des influenceurs sur les réseaux sociaux.

Pourquoi as-tu choisi de travailler là-dessus ?

J'ai d’abord choisi ce sujet parce que les méthodes numériques m'intéressaient beaucoup. Je trouvais qu'elles avaient un côté un peu impressionnant parce qu'elles permettent de mettre en ordre et de cartographier des choses qui nous semblent complètement impossibles à représenter, et donc de se rendre compte des structures qui organisent les échanges numériques.

Deuxièmement, j’ai choisi ce sujet car, au moment où j'ai commencé ma thèse, l'extrême droite et sa normalisation était devenu un phénomène politique majeur. À ce moment-là, il commençait à y avoir des publications sur le rôle d'Internet et des réseaux sociaux dans la diffusion d'idées réactionnaires et traditionalistes. J’ai donc voulu lier les deux, ce qui était assez nouveau car, pendant 20 ans, on a associé le web à la gauche, à des formes de libération de la parole individuelle, de démocratisation des espaces publics. C’était vraiment important pour moi d’essayer de comprendre ce retournement de l’usage des technologies numériques.

Ton sujet a-t-il beaucoup évolué au cours de ta recherche ?

Mon sujet a énormément évolué et la problématique a voyagé tout au long de la recherche. Au départ, je voulais faire une comparaison entre la France et la Russie. Finalement, j'ai dû assez vite abandonner cette idée, d'abord parce que je ne parlais pas assez bien russe, et aussi parce que l'équilibre politique et la position historique de la droite radicale sont très différents entre les deux pays. De même, les espaces numériques ne sont pas les mêmes en France et en Russie. Il me semblait qu’il y avait trop d'écart entre les deux espaces pour pouvoir faire une comparaison.

Je me suis donc restreint au cas français et j'ai préféré faire une sorte d’histoire, en faisant des comparaisons entre des périodes historiques. Entre 2015 et 2025, il y a 10 ans d'évolution historique et de normalisation de la droite radicale que j’ai étudiés à travers la normalisation de termes, d'expressions et de façons de cadrer les débats publics.

Quelles méthodes as-tu adopté pour tes recherches ?

J’ai utilisé des méthodes essentiellement numériques, une des forces de mon travail étant de montrer comment elles peuvent permettre de créer de la connaissance. D'abord, il y a l'entraînement d'un algorithme de reconnaissance des discours de haine, en employant des Large Language Models. C’est la méthode la plus poussée et issue d'un travail collectif avec une équipe large de chercheurs. Ensuite, il y a des méthodes cartographiques plus traditionnelles. À partir d'analyses et de représentations de réseaux, j’ai pu cartographier le web et faire des cartes de controverses liées à l'usage d'un terme ou d'une expression. La troisième famille de méthodes est l’analyse qualitative de données presse. J’ai étudié la couverture de certains termes et la façon dont, entre différents titres de presse, les cadrages évoluent.

Quelles sont les principales contributions de ta thèse ?

Le premier point qui ressort de ma thèse est que les discours de haine sont surreprésentés dans les espaces numériques associés à la droite radicale. Le deuxième point, c’est que la normalisation de la droite radicale a reposé en grande partie sur une tentative d'exclusion de la gauche de l'arc républicain. Et le troisième point, c'est que les espaces numériques favorisent la circulation d'énoncés et de jugements de bon sens, qui sont des arguments centraux dans le discours de la droite radicale. Avoir montré ça avec des méthodes numériques, c'est rare, c'est une vraie contribution.

Comment as-tu organisé ton travail au médialab ?

J’ai beaucoup enseigné pendant mon doctorat, ce qui me prenait pas mal de temps, mais c'est vrai que ça m'a permis d'avoir un certain recul sociologique et ça m'a incité à aller voir différentes traditions sociologiques. De plus, ça m'a entraîné à la pédagogie. Au début de mon parcours, j'avais des problèmes de clarté à l'écrit. Une partie de mon travail a été de m'inspirer de l'instinct pédagogique que j'avais à l'oral dans les cours pour le reproduire à l'écrit et rendre un manuscrit qui soit clair et bien lisible par les membres du jury.

Ensuite, j'ai essayé au maximum de venir aux séminaires du médialab, même si ça ne correspondait pas toujours à des choses que j'étudiais. C'est une ressource très importante, qui permet d’avoir une culture générale dans l’analyse du web et de donner une image large du paysage des sciences sociales par rapport à notre objet.

As-tu rencontré certaines difficultés lors de ton travail de thèse ?

La thèse, ce n'est pas un long fleuve tranquille, mais c'est quand même un apprentissage fantastique. Moi, ça a duré six ans, et c'est vrai qu'au début je me suis senti un peu perdu devant cette masse d'informations. J'avais l'impression de ne pas savoir où j'habitais, qui j'étais, ce que je voulais vraiment faire. Ça s'est construit lentement tout au long de la thèse. Progressivement, on fait des choix, on arrête une problématique, des terrains, et on se lance dans l'écriture. Et en vérité, ce sentiment de savoir vraiment ce que je faisais et ce qui faisait mon originalité en tant que chercheur, je pense que je ne l'ai touché du doigt qu'après la soutenance.

L'autre difficulté que j'ai eue c’est que j'ai presque dû réécrire intégralement ma thèse lors de la sixième année. En fait, j'ai fait beaucoup de versions de ma thèse. C'était dû au fait que j'avais énormément de mauvais tics de langage dans l'écriture au début. L'écriture universitaire, c'est vraiment une compétence, ça prend du temps, ça s'apprend en se trompant et en se relisant les uns les autres. De ce point de vue-là, j’ai eu la chance d’avoir des retours très précis sur le texte grâce à Dominique Cardon et aux ateliers d'écriture du médialab. Ces ateliers sont un moment d’échange entre doctorants et chercheurs confirmés où on se réunit autour d'un texte pour en commenter l'écriture et se donner des conseils. Ça m'a beaucoup aidé à identifier les lacunes et améliorer mon texte.

Comment décrirais-tu ton expérience de doctorant au sein du médialab ?

Le médialab, c'est un endroit où il y a de plus en plus de doctorants, ce qui est merveilleux. Quand je suis arrivé, on était très peu nombreux, j'étais le premier doctorant inscrit à Sciences Po associé au médialab. Maintenant, on est beaucoup plus nombreux, ce qui permet d'avoir une ambiance collective de travail, d’être avec des gens avec qui on partage des « conditions de vie » assez particulières et qui comprennent ce qu’on vit.

Ensuite, il y a une énorme palette de compétences au médialab. Il y a des gens qui font de la tech, du design, des sciences sociales et de la sociologie, de l'histoire. Avoir une telle diversité de disciplines, ça permet d'avoir de l'aide dans plein de domaines tout en étant solide sur nos appuis. On peut aussi bénéficier de l'environnement à Sciences Po, c'est-à-dire avoir accès à tout un tas de séminaires, de colloques.

Quel conseil aimerais-tu donner à quelqu’un qui commence une thèse ?

Si je devais m'adresser à cette personne, je lui dirais qu’elle va y arriver. Le conseil que je donnerais c'est de croire en ce qu'on fait, de le défendre et d’avoir l'audace de le présenter à beaucoup de gens : dans des séminaires, à son directeur, à son comité de suivi.

Et même si on croit vraiment en ce qu'on fait, il faut écouter les commentaires qu'on nous fait. Ça nous permet d'être meilleur. Parfois, on ne les comprend pas tout de suite, on les laisse un peu de côté. Et un an, deux ans, trois ans après, on se dit « Ah, mais oui, en fait, on m'avait dit ça. Et maintenant, je comprends. Et c'est vrai. ».

Quels sont tes projets maintenant que tu as soutenu ta thèse ?

D’abord, je suis ATER (Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche) à l'EHESS. J'enseigne les méthodes statistiques, l'introduction au raisonnement statistique, et j'enseigne un logiciel de statistiques qui s'appelle R.

Concernant les questions qui m'intéressent, je voudrais réfléchir un peu plus systématiquement à cette idée de la circulation des idées de droite radicale en spécifiant les acteurs que j'étudie. Par exemple, étudier les journalistes pour essayer de montrer comment cette normalisation de la droite radicale s'est passée. Ou me pencher sur le patronat pour essayer de réfléchir à l'implication des patrons, chefs d'entreprise et entrepreneurs dans la circulation des idées d'extrême droite.