1. médialab Sciences Po
  2. Actualités
  3. Médias sociaux et information : une relation difficile ?

Médias sociaux et information : une relation difficile ?

Le 3 mai, le monde entier célèbre la Journée mondiale de la liberté de la presse. C'est l'occasion pour les gouvernements, la société civile et la recherche académique de faire le point sur l'état de la liberté des médias dans le monde. Ces dernières années, l'évolution rapide du paysage des médias sociaux et son impact sur la liberté de la presse ont été au cœur de ces discussions mondiales. La recherche récente du médialab offre un aperçu de la manière dont les journalistes s'adaptent lorsque leurs outils numériques changent du jour au lendemain, à travers une étude de cas des journalistes sur X/Twitter après son rachat par Elon Musk.

Chronique

Au cours de la dernière décennie, les médias sociaux ont pris une place centrale dans la boîte à outils des journalistes. Twitter (aujourd'hui rebaptisé X) est devenu la plateforme préférée des professionnels des médias du monde entier, un outil majeur pour suivre l'actualité, interagir avec les sources et promouvoir son travail. Après l'arrivée d'Elon Musk en tant que PDG de Twitter (X) en octobre 2022, cet outil a connu d'importantes transformations. Twitter est-il soudainement devenu un terrain hostile pour les journalistes ? Quelles sont les implications pour la liberté de la presse d'un paysage de médias sociaux dominé par des acteurs privés, dont les priorités peuvent changer d'un jour à l'autre ?

Dans un article publié dans la revue Journalism en décembre 2023, Annina Claesson (doctorante au médialab) s'est penchée sur ces questions. Elle a étudié la manière dont les journalistes de l’hexagone ont réagi au cours des six premiers mois qui ont suivi le rachat par Musk, en combinant des entretiens, des observations en salle de rédaction et l'analyse du contenu des médias français.

X : de nouvelles conditions hostiles à la qualité de l’information

La réaction à l'égard du rachat lui-même a été largement négative. Les médias français se sont montrés particulièrement préoccupés par plusieurs des premières actions de Musk en tant que PDG : la suspension de plusieurs comptes de journalistes qui avaient exprimé des critiques à l'égard des politiques de l’entrepreneur, l'étiquetage des médias de service public comme étant "affiliés à l'État", et les modifications du système de certification avec le "badge bleu" - qui servait auparavant de marqueur de confiance pour les utilisateurs de journalistes et qui s'est maintenant transformé en un service d'abonnement payant. Toutes ces actions ont été perçues comme une menace pour la capacité des journalistes à continuer à faire leur travail sur la plateforme, alors même que Musk se présentait comme un "absolutiste" de la liberté d'expression.

Du statu quo à la déconnexion : les réponses graduées des journalistes

Cela signifie-t-il qu'il est temps pour les médias d'abandonner Twitter ? Si plusieurs médias de premier plan et des journalistes individuels ont supprimé leur profil officiel, la plupart des journalistes sont restés sur la plateforme, même à contrecœur. Les participants à l'étude ont souvent exprimé leur mécontentement à l'égard des nouveaux propriétaires de la plateforme, mais ont estimé qu'il serait professionnellement coûteux d'abandonner complètement Twitter - en particulier pour les journalistes indépendants ou moins établis qui sont encore en train de construire leur audience. Ils ont plutôt opté pour une "déconnexion stratégique" afin d'aligner leur utilisation de Twitter sur leurs valeurs. Cela peut se traduire par une réduction de leur utilisation globale, une limitation de leur utilisation à la stricte nécessité professionnelle ou une diversification de leur utilisation des médias sociaux. L'utilisation active de Twitter a été perçue comme moins neutre, même si elle restait utile.

Un an plus tard, ces tendances sont-elles toujours d'actualité ? L'un des principaux problèmes est l'absence d'un véritable concurrent, en particulier en termes d'échelle. Mastodon, BlueSky et Threads ont tous gagné des utilisateurs depuis le rachat par Musk, mais Twitter/X reste la plateforme ayant la plus grande portée mondiale pour les travailleurs des médias, ce qui est difficile à abandonner. 

Certains y sont tout de même parvenus : une enquête menée auprès de journalistes australiens a révélé que 10 % d'entre eux avaient supprimé leur profil depuis le rachat. Quelques grands organismes de service public sont restés inactifs sur la plateforme après leur départ en 2023, tels que le NPR aux Etats-Unis, qui a déclaré que Twitter n'avait jamais été un gros moteur de trafic. En France, l'émission d'"infotainment" Quotidien s'est retirée en fanfare en décembre 2023, motivée par son opposition politique à l'association d'Elon Musk avec l'extrême droite. Il est clair que les médias restent en période de réflexion. Le choix d'une plateforme de médias sociaux par un journaliste est désormais un acte moins neutre qu'avant Musk, qui nécessite une analyse sérieuse des coûts et des bénéfices.

Des répercussions pour la recherche académique

Cette situation reflète également les défis auxquels est confrontée la communauté universitaire. Une enquête réalisée par Nature en février 2024 a révélé que la moitié des scientifiques interrogés avaient réduit leur temps de présence sur Twitter/X et que 7 % d'entre eux avaient supprimé leur profil. Musk ayant imposé des conditions beaucoup plus strictes pour l'accès à l'API de la plateforme, qui faisait auparavant de Twitter une mine d'or pour les chercheurs en médias sociaux, les universitaires ont été contraints de chercher ailleurs pour leur collecte de données ainsi que pour leurs réseaux scientifiques. D'autres entreprises de médias sociaux ont également rendu l'accès aux données plus difficile pour les chercheurs au cours de l'année écoulée. Le médialab est profondément investi dans la recherche de meilleures pratiques dans un "monde post-API".

Lors de la Journée mondiale de la liberté de la presse 2023, des organisations de la société civile ont tiré la sonnette d'alarme sur les risques d'un paysage médiatique numérique où les caprices des entreprises privées déterminent l'accès à l'information. Reporters sans frontières a déclaré que le rachat par Musk montrait comment "les plateformes sont des sables mouvants pour le journalisme".

Un an plus tard, le paysage des médias sociaux est resté incertain pour les journalistes et de nombreuses autres professions qui s'appuient sur les plateformes pour diffuser leur travail. La recherche a un rôle important à jouer en continuant à surveiller ces évolutions.