Manon Berriche, d’un sujet de débat public à un objet de recherche
Le 5 décembre dernier, Manon Berriche a soutenu sa thèse intitulée “Tu crois que c’est vrai ? Diversité des régimes d’énonciation face aux fake news et mécanismes d’autorégulation conversationnelle”. Ce travail, réalisé au médialab sous la direction de Dominique Cardon et de Sophie Pène, porte sur les fake news et comment les utilisateurs ordinaires des réseaux sociaux y font face.
Chronique
Dans cette thèse, Manon Berriche souhaite expliquer deux paradoxes. Elle cherche d’abord à comprendre pourquoi la majorité des enquêtes empiriques montre que les fake news ne représentent qu’une petite proportion du total d’informations consultées et partagées par les utilisateurs des réseaux sociaux alors que ces derniers ne sont ni soumis à un contrôle éditorial, ni à des règles de déontologie journalistique. Ensuite, elle se demande comment comprendre la montée de la polarisation politique alors que les utilisateurs ne semblent pas si réceptifs aux fake news.
Peux-tu te présenter et présenter ton parcours pré-thèse ?
Je suis rentrée à Sciences Po après le bac, après avoir hésité avec une prépa BL (lettres et sciences sociales). A l'époque, j’étais déjà attirée par le monde de la recherche et de l’enseignement sans savoir concrètement en quoi cela consistait . Lors de mes premières années à Sciences Po, j’étais un peu perdue car je ne voyais pas d’offres qui me correspondaient. Puis j’ai eu un cours de Master avec Dominique Cardon lorsque j’étais à l’Ecole d’affaires publiques, dans la spécialité “Digital, New Technology and Public Policy”. J’y ai découvert le médialab et la sociologie du numérique. J’ai enchaîné par une année de césure pour faire un autre Master au Centre de Recherches Interdisciplinaires, lors duquel j’ai pu faire des stages de recherche et rencontrer Sophie Pène. Je suis ensuite retournée à Sciences Po pour finir mon Master, puis Dominique Cardon et Sophie Pène sont devenus mes deux directeurs de thèse.
Quel était ton sujet de thèse ?
J’ai travaillé sur les fakes news, et plus précisément sur leur réception par le grand public. Je me suis intéressée à la manière dont les utilisateurs ordinaires des réseaux sociaux réagissent lorsqu’ils sont confrontés à ce type de contenu. C’est avant tout un sujet du débat public avant d’être un objet de recherche, ce qui rend le sujet assez compliqué car il ne faut pas tomber dans le piège de faire du commentaire politique.
Je dirais qu’il y a eu trois phases dans mes travaux. Une première a été de prendre de la distance avec les discours en lien avec mon sujet. L’objectif était d’analyser comment le problème a été construit par différents acteurs, notamment des journalistes mais aussi des personnalités politiques. Une deuxième partie a consisté à confronter cette analyse du discours médiatique et public à la littérature académique et aux premières enquêtes empiriques faites par des chercheurs en sciences sociales. En parallèle, j’ai aussi pu faire mes propres enquêtes empiriques. Une première enquête m’a permis d’identifier les caractéristiques des utilisateurs qui partagent des fake news sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter, et de montrer le contraste qu’il peut y avoir entre les études scientifiques et les représentations, souvent caricaturales et disqualifiantes, que l’on retrouve dans le débat public. Lors de la troisième phase de ma recherche, j’ai mis de côté toutes ces représentations pour m’intéresser à la manière dont les utilisateurs définissent les problèmes ayant trait à la qualité de l’information. Je me suis détachée du terme “fake news” pour m’intéresser à ce qui fait problème dans les conversations sur les réseaux sociaux. Plutôt que de regarder comment les utilisateurs sont induits en erreur par les fake news, je me suis intéressé à comment ils arrivent à faire preuve de distance critique, à pointer les erreurs aux autres et à créer des espaces de conversation respectant leurs propres attentes normatives en termes de discussion publique.
Quelles sont les différentes difficultés que tu as pu rencontrer lors de ton parcours de thèse ?
L'une des principales difficultés que j’ai rencontré concerne la définition même du terme “fake news”. L’enjeu était de redéfinir ce j’étais en train d’étudier et de ne pas être prisonnière de ce qui est qualifié de fake news par une petite minorité d’acteurs. J’ai pu proposer une nouvelle manière de définir ce terme pour asseoir le cadre théorique de ma thèse. Une autre difficulté a été d’enquêter sur le grand public. En partant de ce qui est qualifié de fake news, j’ai uniquement trouvé les utilisateurs qui interagissent sur ces contenus sur les réseaux sociaux, comme dans la majorité des enquêtes en sociologie du numérique qui reposent sur les rares données auxquelles on peut accéder sur Twitter et Facebook. Mais ce qui est très gênant c’est que n’avons en plus aucune information sur les “lurkers”, ces personnes qui ne laissent pas de traces et qui sont potentiellement exposées à des fake news mais ne vont ni les commenter, ni les liker, ni les partager. Il y a donc une vraie zone d’ombre et il est difficile d’accéder aux publics les plus éloignés des outils numériques et des réseaux sociaux.
Pour ce qui est des difficultés pratiques, il n'a pas été simple d’éplucher tous les articles académiques qui parraissaient chaque jour sur ce sujet d’actualité brûlant. Il est aussi difficile d’être sollicitée par des journalistes très tôt dans son parcours de recherche. En tant que doctorante, je pense qu’il est important de ne pas rester dans sa tour d’ivoire, mais il faut aussi faire attention aux prises de paroles en public -télé, radio, etc- et garder du temps pour la recherche, ce qui demande aussi une distance par rapport à l’actualité.
Comment as-tu organisé ton temps et ton travail lors de ta recherche ?
Je n’ai pas fonctionné comme pour une thèse classique, en suivant des étapes prédéfinies de revue de la littérature, premières enquêtes de terrain, analyse des résultats puis écriture. J’avais déjà bien déblayé mon sujet dans mon mémoire de Master avec Dominique Cardon. Au début de ma thèse, je me suis impliquée dans différents projets du médialab. C’était une phase d’exploration tout azimut qui m’a permis de développer des compétences, notamment en analyse de données et en méthodes numériques. Puis durant mes dernières années de recherche, je me suis concentrée sur l’analyse des données collectées et à la rédaction de ma thèse, ce qui a été un travail plus routinier.
Comment décrirais-tu ton expérience de doctorante et recommanderais-tu à d’autres de faire une thèse au médialab ?
Mon expérience a été très positive. D’abord sur le plan scientifique, car il y a une certaine mixité scientifique et épistémologique au médialab, ainsi qu’une curiosité d’aller les uns vers les autres et de connaître les différentes approches de chacun-es. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, l’interdisciplinarité est souvent valorisée sur le plan théorique, mais elle peut parfois susciter des réticences en pratique, notamment en raison de la crainte de devenir un "spécialiste de rien". Au médialab, cette interdisciplinarité m’a permis de rester ouverte à une pluralité d’approches tout en renforçant progressivement mon ancrage disciplinaire en sociologie. Le fait d’être exposée à des perspectives variées m’a aidée à affirmer mon identité scientifique en sociologie et m’a offert l’opportunité d’explorer différentes approches et de trouver celles qui correspondaient le mieux à mes questionnements et à ma problématique de recherche.
Ensuite, mon expérience a aussi été très positive sur le plan humain. La recherche est par nature un terrain d’incertitude, où le doute et le manque de confiance font partie du processus. Toutefois, au sein du médialab, j’ai trouvé un environnement de soutien qui a permis d’apprivoiser ces moments de doute. Bien que je ne sois pas encore totalement satisfaite de mon travail, je suis profondément reconnaissante des opportunités d’apprentissage et des échanges qui ont marqué ces années. Je retiens avant tout les rencontres humaines, la solidarité entre collègues, et les moments de partage qui ont contribué à rendre cette expérience à la fois stimulante et épanouissante.
Faire une thèse est extrêmement formateur et très utile en termes de compétences acquises. Je recommande ainsi vivement de faire une thèse au médialab car c’est un endroit assez novateur dans le paysage français concernant la façon de faire de la recherche : des personnes de différentes disciplines et de différents métiers s’entrecroisent, ce qui n’est pas si commun. Il y a aussi des ressources importantes que je n’aurais pas pu trouver ailleurs.
Quel conseil aurais-tu aimé que l’on te donne avant de commencer ton parcours de thèse ?
Le monde de la recherche est extrêmement compétitif, et je pense qu’on peut vite être effrayé par tout ce qu’il faut faire pour réussir à se frayer un chemin dans ce milieu. Les conseils que je donnerais sont de profiter du temps que l’on a, surtout au début de sa thèse, de s’entourer des bonnes personnes et de ne pas se soucier des injonctions à l’excellence, que ce soit par les publications ou par les présentations. Faire confiance à mon intuition humaine plus que scientifique m’a également été très utile. C’est ce qui m’a amené au médialab et ce qui me fait y rester actuellement pour un post-doctorat.
Sur quoi travailles-tu à présent pour ton post-doctorat ?
Je suis sur un nouveau projet qui s’appelle « Communs démocratiques », qui est en partenariat avec l’organisme make.org, l’ISIR et le CEVIPOF. Ce projet concerne les LLM et leur utilisation dans le cadre de dispositifs de démocratie participative. Il y a deux volets dans ce projet. Le premier va étudier les biais que peuvent avoir les LLM lorsqu’ils sont appliqués à des outils de démocratie participative. On va par exemple regarder si certaines opinions sont favorisées par rapport à d’autres. Cela demande des approches plutôt techniques et informatiques. Et un deuxième volet plus sociologique, sur lequel je vais plus être impliquée, qui consiste à étudier l’usage de ces nouveaux outils par les utilisateurs. Après une année de rédaction, je suis contente de repartir sur le terrain et d’être dans l’exploration plutôt que dans la restitution.