Dialogue sur la visualisation
Dans le cadre de la conférence “les pratiques des données” (10 ans du médialab, janvier 2020), le dialogue entre Alexandra Arènes (architecte et chercheuse) et Paul Girard (ingénieur de recherche) a abordé la question de la recherche par le visuel.
Chronique
Les travaux de Paul Girard et d'Alexandra Arènes respectivement sur les Zones Critiques et les Datascapes proposent des regards croisés sur les enjeux du rôle de la visualisation dans le processus de recherche.
Recherche par le visuel, questionner les outils traditionnels
Alexandra Arènes : "Mon parcours a débuté par l’architecture paysagiste, notamment la réhabilitation de territoires impactés par des ruines industrielles. A ce titre, je ne traitais que les conséquences et non les racines du problème de l’impact des activités humaines sur le territoire.
Le master SPEAP m’a donné l’occasion de rencontrer des scientifiques qui étudient les Zones Critiques. Leurs recherches portent elles bien sur la racine du problème : les perturbations anthropiques, l’Anthropocène. En découvrant leurs recherches et leurs méthodes, je me suis aussi aperçue que cela redéfinissait la notion même de paysage ou de nature. Et que pour cela il fallait aussi développer une visualisation en adéquation.
Pour comprendre pourquoi on questionne les outils traditionnels de représentation des territoires, il faut revenir à ce que sont les cartes. On pourrait dire qu’elles visualisent les motifs terrestres, mais elles ont été et sont encore utilisées pour gérer, coloniser ou militariser des territoires.
Cependant, ces cartes sont basées sur le système latitude longitude, une grille appliquée à la Terre, et par conséquent elles ne visualisent pas les marqueurs anthropiques tels que la concentration de nitrate qui asphyxie les rivières, la quantité de CO2 rejetée dans l'atmosphère ou les sulfates qui acidifient les sols et les océans.
Tous ces marqueurs sont biogéochimiques et ne se trouvent pas seulement en surface, mais sont répartis dans les couches verticales, c’est-à-dire dans la Zone Critique
La cartographie traditionnelle ne tient pas compte de cette profondeur, ni du temps, deux notions importantes en biogéochimie.
Nos objectifs pour visualiser la zone critique sont ainsi : comment rendre compte du temps et de la profondeur ?"
Paul Girard : "Pour moi la recherche par le visuel a débuté par une recherche esthétique. Avant de rejoindre le médialab j’ai collaboré avec des artistes pour créer des œuvres d’arts numériques (Still moving et Valeurs croisées). Ces œuvres pour la plupart interactives proposaient des expériences esthétiques basées souvent sur des principes de visualisations.
Jouant sur les interactions entre forme et sens d’une part et entre œuvre et corps de l’autre, ces travaux m’ont permis de me rendre compte de la puissance esthétique de la visualisation en tant que mise en forme visuelle.
C’est en arrivant au médialab que j’ai découvert l’enjeu fondamental que cette pratique représentait pour la recherche en Sciences Sociales.
"We claim that it is just this sort of navigational practice that is now made possible by digitally available databases and that such a practice could modify social theory if we could visualize this new type of exploration in a coherent way." (Latour, Bruno, Pablo Jensen, Tommaso Venturini, Sébastian Grauwin, et Dominique Boullier. 2012. « ‘The Whole Is Always Smaller than Its Parts’ - a Digital Test of Gabriel Tardes’ Monads ». The British Journal of Sociology)
Outre le phénomène de mode autour de la démocratisation des techniques de visualisations, ce sont les réflexions menées par Bruno Latour autour de l’oeuvre de Gabriel Tarde qui ont formé un axe de travail très clair et très ambitieux : rendre compte de la complexité des attachements par une visualisation adaptée qui n’écrase pas les détails pour faire rentrer les cas dans des agrégats préconçus. Ces instruments de recherche ont été appelé datascape et c’est ce que j’ai cherché à fabriquer depuis dans divers contextes disciplinaires."
Représenter la complexité, la dynamique, l’hétérogénéité
A.A. : "La Zone Critique, que les scientifiques étudient dans des observatoires directement dans le paysage, est de fait complexe, dynamique, et hétérogène. La visualisation devait pouvoir s’adapter à cette variabilité. Pour comprendre cette variabilité il faut d’abord passer du temps dans ces observatoires. J’ai suivi les scientifiques au travail, sur le terrain, pour essayer de comprendre comment fonctionnent leurs instruments et ce qu’ils voient à travers eux. Par exemple la riverlab, un laboratoire installé directement sur le terrain et qui monitore la chimie de la rivière en continu et à haute fréquence.
Et ce que les scientifiques m’ont dit c’est que les différentes espèces chimiques se comportent d'une manière qu’on ne comprend pas encore complètement, chacune à sa signature particulière, sa propre « note », comme en musique, et réagit aux variations diurnes/nocturnes, saisonnières, et lors des crues.
L’autre complexité c’est qu’il n’y a pas deux sols identiques : les différents observatoires répartis dans différents lieux ont tous des questions et des enjeux particuliers en fonction des types de sols, de roches, de paysage. D’où la difficulté : c’est la Terre mais ce n’est pas généralisable. Le modèle visuel de la Zone Critique devait donc aussi prendre cela en compte."
P.G. : "Mon travail a été pour ma part de chercher à comprendre comment utiliser des moyens informatiques tels que bases des données, algorithmes et visualisation pour permettre aux Sciences Sociales de mener leurs enquêtes. Très tôt d’autres chercheurs notamment dans le milieu des Humanités Numériques ont pointé les risques de l’application des techniques informatiques sans prise en comptes du besoin d’une « interpretative complexity » (Drucker, Johanna. 2011. « Humanities Approaches to Graphical Display ». Digital Humanities Quarterly 005 (1).)
Nous avons tenté d’inventer et créer de tels instruments de recherche par le visuel qui permettent d’explorer la complexité de données venant d’horizon très différents: archives d’une association, archives du commerce international, World Wide Web, parlement français…
Dans notre première tentative nous avons analysé les effets des collaborations entre artistes et ingénieur au sein de l’association Experiment in Art and Technology. Dans le datascape que nous avons créé, chaque œuvre créée par ce collectif est représentée comme une agencement de moments où des acteurs ont fait vivre cette œuvre en la concevant, créant, exposant, restaurant…
Une œuvre devient dans ce modèle comme une sorte de générique, un Curriculum Vitae réversible. En effet chaque acteur a lui aussi une page qui le décrit comme une liste des nombreuses activités auxquelles il.elle a participé dans le cadre de cette association.
Ces données ont été entièrement codées à la main par Christophe Leclercq sur la base des archives de l’association qui sont mobilisées pour sourcer chaque point d’information.
L’instrument est ici une application web qui permet de transformer une archive papier en informations que le chercheur peut ensuite explorer visuellement pour analyser les nombreux attachements entre acteurs, œuvres dans le but d’écrire une histoire sociale de l’art de l’association E.A.T (Leclercq, Christophe, Paul Girard and Daniele Guido. 2020. "The E.A.T. Datascape: An Experiment in Digital Social History of Art." Život umjetnosti no. 105-2019)."
L’importance de l’adéquation d’un modèle aux questions de recherche
A.A. : "Le nouveau paradigme en géoscience de Zone Critique nous a poussé à chercher un nouveau modèle visuel qui soit en adéquation avec les questions soulevées.
Notre recherche par le visuel a ainsi commencé par construire un nouveau formalisme visuel.
L’idée principale de notre proposition est d'inverser les couches de la Terre, de retourner sa peau comme un gant, en quelque sorte, et de placer le noyau qui était au centre dans la visualisation traditionnelle des couches de la terre, sur les bords, parce que c'est la couche la plus éloignée et que ce qui nous intéresse est de mieux voir la Zone Critique : les couches altérées, là où les roches sont transformées en sol meuble, mais aussi l'atmosphère qui est désormais placée au centre, en étroite relation avec le sol (respiration).
On remarque que l’atmosphère est contenue dans ce cercle fermé, pour rendre compte du fait que la pollution ne s'échappe pas au-delà de cette limite terrestre mais retombe sur nous, où qu’elle soit émise, du fait de la circularité mais aussi de la clôture de la Terre : c’est ce qu’on a le plus de mal à se représenter car on a l’habitude de voir la Terre dans un espace infini.
Comme chaque observatoire varie en fonction des caractéristiques du lieu, le modèle doit lui-aussi pouvoir s’adapter à ces variations : ainsi l’épaisseur des couches, des cercles, peut varier en fonction des profondeurs de la ZC, de l’importance scientifique de l’étude du sol ou bien de l’atmosphère."
P.G. : "Cette gaïagraphie est un excellent exemple de création d’un modèle graphique adapté à un champs de recherche. Ce principe d’adapter nos instruments à nos recherches s’applique non seulement au modèle graphique mais aussi au modèle de données. C’est à dire sur le chaînon précédent la mise en forme visuelle, celui de la mise en forme conceptuelle. Cette étape où l’on définit dans quelle boîte on range nos observations, quel alphabet on utilise pour décrire nos cas. Il est intéressant de noter que cette division modèle graphique / modèle de données est floue dans la mesure où les deux s’influencent grandement, c’est un continuum, des maillons d’une même chaîne (Latour, Bruno. « Le topofil de Boa-Vista. La référence scientifique: montage photophilosophique ». Raisons pratiques, vol. 4, 1993, p. 187–216).
Pour éclairer ce principe je vais vous présenter le système de classification des produits échangés dans le commerce de la France au 18ème siècle, tels qu'étudiés dans le projet TOFLIT18. Si l’on prend tous les noms de produits, on y trouve de nombreux « synonymes », des termes désignant les mêmes marchandises.
Pierre Gervais a donc créé une classification regroupant ces synonymes dans une même catégorie. C’est la classification que nous avons appelé « simplification ». On peut représenter l’ensemble du vocabulaire de cette classification qui contient 21050 termes en construisant un réseau de cooccurrence de termes.
Notez que nous utilisons très souvent au médialab ce modèle visuel qu’est le réseau nœud-lien car il permet de représenter des données avec un grand nombre de dimensions de la moins mauvaise manière dans bien des cas. Mais nous pouvons mobiliser dans ce même instrument une autre classification cette fois thématique. Un autre chercheur a isolé les produits qui sont échangés avec le Canada. Classification sectorielle.
Un autre a regroupé les produits portant sur la céramique, en tant que produit fini ou les matières premières concernées. Ainsi à condition de faire l’effort d’agréger les produits dans un vocabulaire qui fait sens pour sa recherche, l’instrument de visualisation s’adapte et déploie ces différents modèles graphiques en utilisant des agrégats adaptés aux questions de recherche."
Le visuel comme canalisation des tensions et aller-retours entre observations et quantifications
A.A. : "La question principale c’est bien de localiser les perturbations humaines dans les cycles biogéochimiques, ce qu’on ne voit pas dans les cartes. Donc le modèle de Zone Critique ne sert pas uniquement à décrire le lieu mais l’idée est de pouvoir estimer les impacts anthropiques d’un point de vue quantitatifs et qualitatifs.
Ainsi la deuxième étape de construction du modèle visait à mettre en place un code, une grammaire de signes, de façon à pouvoir visualiser les cycles biogéochimiques et de voir comment les actions humaines les modifiaient.
Donc au fil de la recherche, les couches sont devenues les réservoirs de l'élément étudié. Et donc, leur épaisseur dépend de la quantité de l’élément présent sur le site.
Ensuite, les cycles sont représentés par des spirales et correspondent à ce qu’on appelle des temps de résidence. Plus l'angle de la spirale est plat, plus le temps de résidence est long, et inversement. L’épaisseur de la spirale correspond à la quantité de flux, au passage de l’élément d’un réservoir à l’autre. Enfin, il y a deux directions possibles pour un cycle : des roches vers l'atmosphère ou de l'atmosphère vers les roches.
Prenons l'exemple du cycle du carbone. Nous commençons par dessiner les cercles comme nous l'avons vu précédemment.
Chaque fois que la spirale bifurque, cela signifie que le carbone se transforme. Lorsque la transformation est rapide, en jours par exemple avec la bio respiration (ligne 2), alors l'angle est plus aigu. Au contraire, si le carbone se transforme sur une longue période, par exemple l’exportation carbonique (ligne 5), l'angle de la bifurcation est plat. La spirale du cycle du carbone est ici régulière, et donc le cycle se boucle. Sauf à un moment : lorsque le carbone stocké dans les couches profondes est extrait et remonté à la surface très rapidement par les industries humaines (ligne 7). Ce processus perturbe le cycle "naturel", en raccourcissant les temps de transformation, les processus terrestres. Cette extraction brutale raccourcit les distances dans l'espace et le temps et ne boucle pas. Donc le CO2 reste piégé dans l'atmosphère. Ici, la signature chimique humaine c’est un raccourci à travers les couches terrestres.
Dans les derniers schémas, on a commencé à intégrer des données quantitatives des grands cycles terrestres. Cela permet de préciser la grammaire visuelle utilisée, ou de la modifier, ou d’ajouter des variantes, puisque chaque élément chimique a sa propre manière de comporter, comme on l’a vu tout à l’heure avec la riverlab.
En faisant ce travail sur plusieurs cycles, d’intégration de données quantitatives, je me suis aperçue que l’on pouvait faire plusieurs cartes et distinguer très clairement à chaque fois comment l’humain impacte les cycles naturels, les fait bifurquer, ou en créent de nouveau entre deux réservoirs là où il n’y en avait pas.
Ainsi l’outil visuel, avec sa grammaire et sa déclinaison en série, permet de se rendre compte de comment les perturbations anthropiques redistribuent les acteurs humains et non-humains. Ces diagrammes peuvent être considérés comme un outil, un traducteur de connaissances, une sorte de boussole pour aider à naviguer dans ces cycles."
P.G. : "Dans ces exemples on se rend bien compte de la dynamique de l’outil visuel. C’est autant voire plus un outil d’écriture que de lecture. Le modèle graphique ou logique est comme un tableau qu’il faut remplir.
Dans notre tout premier datascape (EAT) nous avons noté l’importance fondamentale des allers-retours entre visualisation et création de données, entre lecture et écriture. Dans la publication (Leclercq, Christophe, and Paul Girard, ‘The Experiments in Art and Technology Datascape’, in Collections Électroniques de l’INHA. Actes de Colloques et Livres En Ligne de l’Institut National d’histoire de l’art (INHA, 2013)) nous avions pour étayer ce point créé ce schéma.
Le chercheur est au centre de cycles lecture-écriture. Il lit l’archive et en tire des informations auxquelles il donne forme dans le modèle formel de la base de données (backoffice). À cette première étape lecture écriture s’en ajoute une autre, où en s’appuyant sur l’instrument visuel qui donne une forme graphique aux données, il peut lire d’une autre manière l’information récemment ajoutée en la représentant dans le contexte plus général du corpus. Les visualisations étant dans ce cas interactives, son expérience de lecture s’apparente à une exploration à une lecture active donnant diverses formes à son terrain d’enquête (Tukey, John Wilder, Exploratory Data Analysis (Addison-Wesley Publishing Company, 1977). Et cette expérience le pousse le plus souvent à revenir à l’archive à vérifier, compléter, ajouter…
La question des modèles graphiques et de données sont ainsi des éléments cruciaux car il détermine les espaces des possibles de l’activité d’interprétation qui se compose de cycles de lecture/écriture."
Quels publics pour ces visualisations ?
A.A. : "Contrairement à ce que le pouvoir envoûtant de l'image peut laisser penser les modèles visuels tels que ceux dont on a parlé ne sont pas facilement accessibles par un large public. Ce sont des instruments de complexité qui demande un effort d'accompagnement (Terra Forma, atelier, médiations).
L’autre possibilité est de travailler avec des institutions d’art et de déployer la recherche dans des expositions. Un travail en cours au ZKM, avec les scientifiques de la Zone Critique et Bruno Latour, vise à recréer un observatoire des zones critiques dans le musée, en réduisant le bassin versant à l'échelle de l'espace d’exposition, et en utilisant des instruments et des données scientifiques, des cartes et des micro-architectures, des films et des sons, pour immerger le public dans les profondeurs et les interactions complexes de la zone critique."
P.G. : "Ce point est très important. La puissance de la mise en forme graphique tire toujours l’imaginaire vers la lecture de ces images-données par le plus grand nombre. Pourtant comme nous l’avons discuté leur avantage se situe pour notre usage recherche bien plus à mon sens dans leur conception déjà, puis dans leur manipulation par des cycles lecture/écriture que dans leur publication pour transmission. Une fois l’image stabilisée le travail ne fait que commencer. Il faut alors entamer le travail d’écriture de ce que l’on a appris. L’usage de la recherche visuelle permet à mon sens un rapport différent au corpus d’inscriptions mais elle est plus un travail de terrain qu’un travail d’écriture au sens de publication."