1. médialab Sciences Po
  2. Productions
  3. Biographie d’une enquête. À propos d’un livre sur les modes d’existence

Biographie d’une enquête. À propos d’un livre sur les modes d’existence

Bruno Latour, Bruno Karsenti

Pour une philosophie empirique, et pas simplement empiriste, l’enquête offre le seul moyen d’aller dénicher ses concepts et de les mettre ensuite à l’épreuve avant d’en proposer une version qui soit soumise à la critique de ses pairs. Et pourtant, bien que le genre de l’enquête bénéficie en philosophie d’un prestigieux et intimidant pedigree, il est assez rare que l’auteur prétende l’organiser avec le concours de ses lecteurs. C’est pourtant ce que je prétends faire en publiant un ouvrage intitulé Enquête sur les modes d’existence – une anthropologie des Modernes, adossé à un site numérique permettant aux visiteurs, devenus entre temps co-enquêteurs, d’en inspecter les arguments avant de proposer d’autres terrains, d’autres preuves, d’autres comptes rendus. Par ce dispositif, je propose aux enquêteurs de m’aider à retrouver le fil de l’expérience en devenant attentif à plusieurs régimes de vérité que j’appelle modes d’existence, à la suite de l’étrange livre éponyme d’Étienne Souriau récemment réédité. C’est le déploiement de ces modes qui me permet de proposer des Modernes – le périmètre de ce terme doit, bien sûr, être précisé – une description plus réaliste que celle d’un avènement de la Raison occidentale – ou que celle permise par sa critique. Mon hypothèse est que chacun de ces modes permet de respecter, dans les terrains empiriques que j’ai poursuivis jusqu’ici, une certaine tonalité de l’expérience, des conditions de félicité et d’infélicité chaque fois spécifiques et surtout, c’est là que les choses deviennent périlleuses, une ontologie particulière. En effet, chaque mode exige que nous rencontrions des êtres distincts auxquels il faut s’adresser dans leur langue. La question classique de la philosophie « quel est l’être de la technique, de la science, de la religion, etc. ? » devient alors : « quels sont les êtres de la technique, de la science, de la religion et de quelle manière les Modernes ont-ils tenté de les aborder ? ». Mais comment justifier la multiplication de ces modes alors que la civilisation qu’on prétend étudier se pense elle-même à partir des deux seules catégories de l’objet et du sujet – il est vrai de mille façons combinés ? (Premier paragraphe)