Les nouveaux circuits de l’information numérique
Comment le numérique transforme-t-il l’espace public en introduisant de nouveaux modes de circulation de l’information ? Le médialab et l’École de journalisme de Sciences Po se sont penchés sur la question à travers l’enquête “Media Polarization "à la française"? Comparing the French and American ecosystems” menée pour l’Institut Montaigne.
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Comment le numérique transforme-t-il l’espace public en introduisant de nouveaux modes de circulation de l’information ? Le médialab et l’École de journalisme de Sciences Po se sont penchés sur la question à travers l’enquête “Media Polarization "à la française"? Comparing the French and American ecosystems” menée pour l’Institut Montaigne. Cette enquête comparative a été conduite avec les chercheurs du MIT Medialab (Ethan Zuckerman) et du Berkman Klein Center (Yochai Benkler) qui ont étudié la structure de l’espace public américain (Benkler, Faris, Roberts, 2018). Cet article présente les principaux résultats de cette recherche qui est détaillée dans le rapport : “Unfolding the Multi-layered Structure of the French Mediascape” (Working paper, 2019-1, juin 2019).
Circulations de fausses nouvelles, bombardements de messages produits par des robots, officines ciblant minutieusement les internautes, réseaux d’influence russes… À l’heure où beaucoup d’inquiétudes se font jour sur la qualité du débat public, il est utile de porter un regard structurel sur l’espace de production et de circulation de l’information numérique. Ces perturbations sont souvent interprétées comme la conséquence d’une dérégulation du marché informationnel (Bronner, 2013). Court-circuités par des réseaux sociaux ouverts à tout type de producteurs de discours, les médias traditionnels auraient perdu le contrôle qu’ils exerçaient sur la fabrication de l’opinion publique. Le public “numérique” serait devenu infidèle, incontrôlable et manipulable. Les infox pourrait y circuler et s’y répandre sans contrainte.
L’enquête conduite par le médialab avec l’École de journalisme de Sciences Po pour l’Institut Montaigne fait une hypothèse différente. Si les nouveaux circuits de l’information apparaissent chaotiques, imprévisibles et inquiétants, ils se déploient cependant au sein d’une architecture, dont la forme reste ordonnée. L’espace informationnel numérique n’est pas une surface lisse exposant chacun de façon égale à toutes les sources d’informations possibles. La production des informations, leur visibilité et la manière dont elles occupent différents territoires du web dépendent de la manière dont journalistes, hommes politiques et nouveaux énonciateurs surgis au travers du web construisent et donnent une forme particulière aux circuits de l’information.
Les trois étages de l’espace public numérique
Afin de donner un aperçu de la structure étagée des différents espaces du web, on peut isoler trois strates différentes : l’autorité des informations issues des sites web, l’influence produite par la mise en circulation de ces informations sur Twitter et la conversation sur Facebook qui, de façon plus éclatée, se développe dans les niches relationnelles produites par les utilisateurs. Dans une enquête conduite à partir des articles produits par 391 médias français d’avril à novembre 2018, nous avons cherché à décrire le fonctionnement des deux premiers niveaux de cet espace.
La structure de distribution de l’autorité entre médias
Le premier niveau de cette architecture se caractérise par l’autorité acquise par les différents sites web, que l’on peut mesurer par l’intégration de chaque média au sein du système de reconnaissance produit par les pratiques éditoriales des journalistes. C’est ce que montre la cartographie de plus de 14000 liens hypertextes échangés entre les articles de notre corpus. Lorsqu’un article du site A envoie un lien vers le site B il s’agit bien d’un signe de reconnaissance donné par le journaliste du site A à un confrère du site B. En revanche cela ne signifie pas que B reconnaît A : le lien hypertexte est directionnel et la reconnaissance est asymétrique. Si l’on regroupe les sites qui partagent une distribution voisine de médias qui les citent et qu’ils citent, on obtient les différentes catégories que visualise la roue ci-dessous (fig 2.).
Coeur, périphérie et niches
Cette cartographie donne une représentation cohérente des différents types de médias rassemblés en fonction des critères de légitimité mis en oeuvre au sein de la profession journalistique. Trois univers apparaissent dans cet espace :
- un Cœur qui rassemble les médias de l’Hyper-centre (principaux journaux, radios et télévisions) et du Centre de l’espace médiatique (grands quotidiens régionaux, magazines importants et médias plus spécialisés mais dominants) ;
- une Périphérie qui rassemble deux groupes différents : d’une part des Médias partisans de droite (Causeur, Valeurs actuelles, Fdesouche...) et de gauche (Monde diplomatique, Alternative économique, Acrimed...), et d’autre part la galaxie des médias de Contre-informations que l’on peut classer en sous-ensembles (extrême-droite, anti-islam, santé alternative, nationaux-révolutionnaire…) ;
- des Niches spécialisées qui rassemblent Magazines, PQR, et d’autres types de médias plus éloignés de l’information nationale d’actualité.
La seule distribution des liens hypertextes entre les articles des médias de notre corpus permet de construire une classification très cohérente de l’espace journalistique français. Il est frappant de constater que cette classification automatique est très proche de celle effectuée à la main par les Décodeurs du journal Le Monde pour désigner la fiabilité des sources d’information selon les critères de la profession. On peut donc en conclure que le lien hypertexte entre les articles des journaux constitue toujours une très bonne approximation de l’autorité des différentes publications (Ooghe-Tabanou et al., 2018).
Une hiérarchie de l’autorité
Le deuxième résultat de cette cartographie est qu’elle permet d’introduire une hiérarchie qui contraste avec les représentations habituellement horizontales des réseaux de sites. Les médias du Centre et de l’Hypercentre de l’espace public numérique se citent entre eux, mais ne citent pas les autres. À l’inverse, les médias de la Périphérie contre-informationnelle citent abondamment les médias du Centre, mais ne sont pas cités par eux. Il n’est donc pas surprenant que lorsque l’on pondère ces catégories par une estimation de leur audience, le caractère hiérarchique de l’espace public numérique apparaisse de façon très forte (fig. 3). Cette structure a pour conséquence que, pour accéder à une réelle visibilité, les informations doivent être relayées par les médias centraux ou les comptes Twitter à forte visibilité.
Polarisation, perméabilité et résistance des médias centraux
Cet effet hiérarchique est au coeur du débat sur la polarisation “idéologique” de l’espace médiatique qui s’est opéré aux États-Unis. Celle-ci n’a pu se réaliser vraiment que lorsque certains médias du Coeur sont devenus perméables et ont relayés les fausses informations produites dans les marges idéologiques et à faible visibilité du web. Les travaux sur l’élection présidentielle américaine soulignent le rôle déterminant joué par Fox et Breitbart News qui dominent désormais le pôle conservateur des médias américains (Benkler et al., 2018). De façon délibérée, ces médias centraux ont assuré la promotion d’informations issues des franges extrêmes de l’alt-right américaine et ont soutenu leur véracité, en dépit du démenti constamment apporté par l’autre pôle dominant des médias américains (CNN, New York Times, Washington Post, etc.) La polarisation des médias aux États-Unis doit donc se comprendre comme une déchirure au sein de l’espace médiatique central sur la manière de s’accorder, non seulement sur l’interprétation, mais aussi sur la factualité des informations. Cette polarisation doit être mise en correspondance avec celle qui s’observe au sein de l’espace partisan et dans les comportements électoraux.
Notre enquête montre que, dans la situation française, les médias centraux résistent (plutôt bien) aux désinformations de la sphère contre-informationnelle. Cette solidarité cohésive de l’espace médiatique français se caractérise par un taux d’inter-citations plutôt élevé, par un niveau élevé de vigilance exercée par les journalistes sur la fiabilité des informations, notamment via les dispositifs de fact-checking - comme en témoigne l’initiative Check news qui a réuni les rédactions de différents journaux français pendant les élections présidentielle et législatives de 2017. Si ce type de dispositifs n’ont pas d’effets sur les publics les plus disposés à adhérer aux informations douteuses (Barrera Rodriguez et al., 2018), ils constituent un dispositif de surveillance mutuelle entre les professionnels. On observe donc une perméabilité limitée du système médiatique français qui témoigne d’une résistance collective des médias centraux à l’intégration d’informations douteuses ou fausses venant des marges à faible visibilité de l’espace numérique.
Des porosités en bordure de la sphère de l’influence sur Twitter
Si, en France, les sites web du Centre ne “remontent” guère d’informations douteuses émises par les petits producteurs de l’espace contre-informationnel, celles-ci peuvent-elles se diffuser à travers Twitter dont les utilisateurs ne cessent de partager des liens et se livrent - pour certains - à une large gamme de stratégies d’influence ? Twitter constitue une importante caisse de résonnance aux articles produits par les médias toutes les études montrent que le public dominant sur Twitter (à la différence de Facebook) est très spécifique : il rassemble principalement des individus au niveau social et culturel élevé, et, qui, pour ceux qui partagent des informations d’actualité, ont des convictions politiques fermes (Boyadjian, 2016).
Dans cette enquête, nous avons représenté la carte des médias dont les articles sont partagés sur Twitter en rapprochant les médias dont les articles ont été publiés par un même compte. Si un utilisateur de Twitter partage un lien vers Le Monde et un autre vers Libération, alors les deux médias se trouvent rapprochés sur la carte (Fig. 4).
Cette représentation partage des traits globalement identiques à la roue de médias (Fig. 2), même si elle mesure quelque chose de différent. Ici, les médias sont proches les uns des autres parce que sur le réseau d’influence de Twitter ils sont partagés ensemble par les mêmes internautes. Cette représentation (Fig. 4) fait elle aussi apparaître une séparation entre les médias du Coeur (Hyper centre et Centre, en haut de la carte) et ceux de la Périphérie (en bas de la carte). Il faut en conclure que les comptes Twitter qui partagent des informations issus de médias centraux sont réticents à relayer des informations venant des sphères contre-informationnelles. Ce résultat aussi observé dans d’autres études pour la France (Gaumont et al., 2018) laisse cependant apparaître une porosité plus forte, notamment entre les médias de droite et d’extrême-droite qui peut aider certaines informations marginalisées à bénéficier de relais plus large que leur bassin “naturel”. Un espace de transit associant les sites Fdesouche, Causeur, Valeurs actuelles, RT France témoigne d’un rapprochement entre une fraction de comptes Twitter centraux et périphériques. Le système d’influence qui s’est mis en place sur Twitter révèle donc un espace de jeu plus ouvert et fluide qui permet à des informations douteuses de gagner en visibilité. Cependant, dans le cas français il reste très proche de la hiérarchie de l’autorité qui a été observé dans l’analyse des liens hypertextes.
Le constat qu’il faut retirer de l’analyse de ces deux premiers étages de l’espace informationnel numérique est celui d’une certaine cohésion de l’espace médiatique français et d’une relative étanchéité à l’égard des sites de contre-information. Ceci explique la faible incidence des fake news qui ne parviennent pas à pénétrer l’espace médiatique central et ne trouvent pas non plus sur Twitter de relais pour être partagées dans des territoires qui les associent à des sources d’information plus légitimes. Bien que peu entendu, c’est aussi le constat qui a été fait dans les nombreuses études menées sur la situation américaine. Celles-ci montrent que même si la production de “fake news” a pu être très importante, notamment pendant l’élection présidentielle de 2016, ces informations ont principalement été diffusées vers un public limité de militants déjà convaincus (Grinberg et al., 2019).
Une déconnexion de l’espace des conversations numériques ?
Ces résultats ne permettent cependant pas d’explorer un autre espace de circulation des informations : celui des conversations numériques dont la visibilité est limitée à un cercle restreint d’utilisateurs comme sur Facebook, Snapchat ou WhatsApp. De nombreuses observations soulignent que c’est principalement au sein de ces plateformes conversationnelles que les informations bizarres, douteuses ou manipulatrices sont les plus partagées. Cette circulation virale, parfois importante, n’obéit pas aux même contraintes que dans les espaces à forte visibilité de l’autorité et de l’influence. Les journalistes connaissent la force et la valeur d’un lien hypertexte et n’en adressent pas à des sites de contre-information lorsqu’ils rédigent leurs articles. À travers les liens qu’ils retweetent, les utilisateurs de Twitter font, eux aussi, apparaître des comportements relativement homogènes qui les identifient à une position particulière dans l’espace idéologique. Sur Facebook, en revanche, les personnes se sentent moins contraintes par les conséquences réputationnelles du partage de liens vers des informations de qualité douteuses. Même si le partage d’infox sur Facebook est circonscrit à un public particulier et n’est sans doute pas aussi généralisé qu’on ne l’entend parfois dire (Guess et al., 2019). Il ne fait en revanche aucun doute que les petits espaces conversationnels fermés diminuent pour les utilisateurs le coût du partage d’information en réduisant les risques de la contradiction ou du démenti. L’incidence relativement plus forte des liens vers RT France ou Sputnik dans les partages des groupes Facebook des Gilets jaunes montre qu’une tension différente du cas américain s’exerce sur les circuits de diffusion de l’information numérique en France. L’espace public informationnelIl ne se polarise pas sur l’axe vertical, mais se découpe de plus en plus horizontalement en désolidarisant partiellement les échanges conversationnels des étages à plus forte visibilité de l’espace public numérique. La virulence de la dénonciation des médias centraux par le mouvement des Gilets jaunes témoigne de ce phénomène et invite à interroger sous un angle différent les tensions dont font l’objet l’espace public.
Bibliographie
Benkler (Yochai), Faris (Robert), Roberts (Hal), Network Propaganda. Manipulation, Disinformation, and Radicalization in American Politics, New York, Oxford University Press, 2018.
Boyadjian (Julien), Analyser les opinions politiques sur Internet, Paris, Dalloz, 2016.
Bronner (Gérald), La démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.
Gaumont (Noé), Panahi (Mazihar), Chavalarias (David), “Reconstruction of the socio-semantic dynamics of political activist Twitter networks. Method and application to the 2017 French presidential election”, PloS one, 2018 Sep 19.
Grinberg (Nir), Joseph (Kenneth), Friedland (Lisa), Swire-Thompson (Briony), Lazer (David), “Fake News on Twitter during the 2016 US Presidential Election”, Science, n°363, 2019, pp. 374-378.
Guess (Andrew), Nagler (Jonathan), Tucker (Joshua), “Less than you think: Prevalence and predictors of fake news dissemination on Facebook”, Science Advances, 5, 9 January 2019.