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Merci Bruno

Le médialab a perdu son inventeur. La disparition de Bruno Latour est une immense tristesse pour nous ainsi que pour tous ceux qui ont participé à la vie du médialab depuis près de 15 ans. Il nous laisse un legs intellectuel et un projet scientifique : celui de porter le regard sur les articulations entre sciences, techniques et société, d’explorer différents univers sociaux avec les méthodes numériques les plus innovantes et de décloisonner la recherche en l’ouvrant à toutes les formes possibles de participation publique.

Chronique

La naissance du médialab

La manière dont Bruno Latour a fait naître le médialab au sein de Sciences Po n’a rien d’académique. Appelé à la Direction scientifique de notre institution, il a engagé une ambitieuse politique de transformation de la recherche. Parmi beaucoup d’autres initiatives comme la création de l’École des arts politiques (SPEAP) ou les cours de cartographie des controverses du programme FORCCAST, le médialab est une innovation dont Bruno Latour était très fier. De façon souvent acrobatique, il est parvenu à faire naître une petite équipe dédiée à l’innovation pédagogique, au dialogue entre différentes sciences et au développement d’outils informatiques, notamment autour de la visualisation de réseaux de données numériques. 

Un tel projet, alors très inhabituel à Sciences Po, a permis le développement d’un écosystème foisonnant et créatif dans lequel se sont mêlés des développements d’outils numériques à destination de chercheur.se.s et étudiant.e.s en sciences sociales, la mise en place des grands cours de cartographie des controverses ou les simulations de négociations dont celle de la COP 21 “Make It Work” réalisée avec des centaines d’étudiants au Théâtre des Amandiers en 2015.

Naviguer dans les mondes numériques

Lorsqu’en 2008, Bruno Latour a eu l’intuition du médialab, il n’avait qu’une connaissance lointaine des mondes numériques. L’intuition qui l’a guidé n’était pas de suivre la mode en encourageant une nouvelle vague du processus de modernisation. Son idée venait plutôt de sa longue fréquentation des sciences où terrains d’enquête, instruments et production de savoirs sont intimement liés. Les dispositifs numériques constituent autant de moyens de lier, de traduire et de transformer des informations, des acteurs et des enjeux. Sous l'inspiration de Gabriel Tarde, Bruno a regardé les réseaux sociaux numériques comme une de ces multiples formes que prennent nos sociétés lorsqu’elles sont « assemblées » - ou “composées”, un mot qu’il chérissait - dans de nouveaux dispositifs. Le numérique, répétait Bruno, est un instrument, comme le microscope pour le biologiste ou le bateau pour l’océanographe, un instrument qui invite à regarder la société se plier et se déplier dans des agrégats d’un nouveau genre dont il a tout de suite perçu qu’ils constituaient de nouveaux objets pour les sciences sociales. Si Bruno a porté une si vive attention aux méthodes numériques et à leur capacité de représentation c’est aussi parce qu’il y voyait un monde en affinité avec le programme intellectuel qui a animé toute son œuvre : ne pas interpréter la société, la science, la politique, le droit ou la technique par le haut, à travers des concepts abstraits ou des catégories fétichisées, mais décrire avec une attention aiguë et précise les opérations à travers lesquelles nous transformons les choses et les êtres pour les traduire et leur donner existence.Tel était l’enseignement de Bruno Latour aux chercheurs du médialab : ni une approche micro regardant la société en minuscule, ni un discours macro interprétant le monde à travers des généralités non questionnées, mais suivre le plus attentivement possible la manière dont nous faisons cheminer les descriptions et les interprétations du monde du micro au macro. Ce programme de recherche a donné lieu à un article manifeste co-écrit avec des membres du médialab : “Le tout est toujours plus petit que ses parties. Une expérimentation numérique à partir de Gabriel Tarde” publié dans le British Journal of Sociology. Pour soutenir une telle ambition, il a porté un projet profondément interdisciplinaire en créant un lieu de recherche pouvant accueillir les synergies les plus souples et les moins hiérarchiques possibles entre ingénieurs, chercheurs et designers. La démarche de l’enquête était pour Bruno la priorité absolue des sciences sociales, une exigence de description qui motivait encore ses derniers projets sur nos attachements pointant la manière dont notre terrain de vie dépend d’une multitude d'autres entités, éléments, êtres vivants et non vivants. Décrire, qualifier, de manière presque obsessionnelle était pour lui, et est devenu pour nous aussi, le principal moyen de comprendre et de modifier la réalité.

"Pendant 50 ans, je n'ai fait que qualifier différents modes d'existence"

Le médialab a aussi abrité l’aventure intellectuelle du projet AIME (An Inquiry Into Modes of Existence) visant une ré-écriture collective de son ouvrage le plus ambitieux, Une enquête sur les modes d’existence, qui proposait d’élargir et de systématiser son anthropologie des Modernes. Rassemblant sur un site web des études de cas, des ateliers, des expérimentations, des objets numériques, le projet AIME s’est transformé en laboratoire virtuel, une immense entreprise collective. 

Bruno Latour a toujours cherché à sortir les sciences sociales des revues scientifiques et des colloques pour les amener au théâtre, dans les musées ou dans des dispositifs de participation avec le public. L’espace intellectuel ouvert par le projet AIME a aussi nourri la réalisation d’expositions au ZKM (Zentrum für Kunst und Medien de Karlsruhe) : Reset Modernity! et Critical Zones. Il y a conduit avec le médialab une série d'interventions cherchant à donner forme et à offrir de nouveaux points d’appui dans un monde secoué par la crise écologique. Designers et ingénieurs du médialab ont accompagné ce processus d’invention afin de créer des objets étranges, insolites, dont l'utilité restait à expérimenter, mais dont la force résidait dans leur capacité à se livrer au monde pour être éprouvés.

Une pédagogie de l’enquête

La pédagogie a toujours été partie intégrante de son projet de recherche. Là encore, l’enquête et la description ont servi de fils directeurs. Bruno intervenait avec beaucoup de générosité tant auprès des jeunes chercheuses et chercheurs que des élèves des premiers cycle universitaire et même des lycées, comme il l’avait par exemple fait en 2016 au lycée Germain Tillion du Bourget.

Il avait introduit à Sciences Po dès 2007, les cours de Cartographie des controverses qu’il avait développés dans un premier temps à l’Ecole des Mines. En invitant les étudiants à des expériences pédagogiques originales associant aux sciences sociales, les apports du design et de la cartographie des données numériques, il forgea par l’expérience l’esprit même de ce qu’il insufflera au médialab. Il disait fréquemment, avec une grande humilité, que ses innovations pédagogiques avaient été conçues par les élèves eux-mêmes ! Ses initiatives en la matière ont trouvé descendance, aussi bien à Sciences Po, par l’existence de grands cours obligatoires dès le Collège Universitaire, ou par la poursuite de cursus interdisciplinaires qu’il a toujours beaucoup encouragés, que dans de nombreux établissements qui se sont emparés de sa formule pédagogique d’analyse des controverses.

Bruno n’aimait pas les petites polémiques mais son grand rire pouvait être provocateur et malicieux. Il n’aimait rien tant que les descriptions précises, mais il a si largement développé ses recherches que l’influence de son travail s’exerce dans les différentes disciplines des sciences sociales comme dans les sciences exactes mais aussi dans le monde de l’art, chez les activistes et bien au-delà. Sa curiosité, insatiable, n’était jamais de surface, mais toujours animée du désir émerveillé de comprendre la complexité des multiples assemblages que, pour le meilleur et pour le pire, nous avons composés pour fabriquer notre monde, celui que dans ses derniers travaux il appelait “terrestre”.

Bruno nous a aussi appris quelque chose d’essentiel sur le métier de chercheur : il demande méthode, patience et rigueur, mais il doit aussi être imaginatif, audacieux et joyeux. La pensée de Bruno est inclassable, il adorait retourner les questions pour leur donner un sens inattendu, il pouvait s’extasier pendant des heures devant des activités ou des objets auxquels nous ne prêtions pas attention. Bruno nous a appris que nous pouvions penser à travers et grâce à des objets – une clé, un dos-d’âne, la réplique d'une œuvre d'art – et le numérique était pour lui un de ces objets susceptibles de nous mettre en mouvement. 

Bruno nous mettait également en mouvement en s’engageant personnellement dans nos recherches. Attentif à nos démarches personnelles, il contribuait à la relecture de nos textes, aux tests de nos outils et avait toujours des références hors des sentiers battus à nous recommander. Il était une source d’inspiration et par ses réflexions, il nous poussait à la prise de risque, à une audace intellectuelle, à construire à partir de nos échecs.

Merci Bruno.